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Armand Leka Essomba (sociologue) : « aucune ethnie ne peut prétendre s’organiser pour conquérir le pouvoir d’État »

Armand Leka Essomba (sociologue) : « aucune ethnie ne peut prétendre s’organiser pour conquérir le pouvoir d’État »

Paru le vendredi, 19 mai 2023 15:44

Le chef du département de sociologie de l’université de Yaoundé I fait partie des universitaires qui ont pris la parole pour dénoncer la montée des discours de haine sur fond de tribalisme à l’orée de la célébration, ce 20 mai, de la 51e édition de la Fête de l’Unité nationale. Il l’a notamment fait au cours d’un colloque national organisé sur la question par le département dont il a la charge. Lien armée-nation, autochtonie, équilibre régionale, longévité au pouvoir, circulation régionale ou ethno communautaire de la fonction suprême, foncier, fédéralisme communautaire, décentralisation… le Pr Armand Leka Essomba a accepté volontiers d’aborder toutes ses questions dans le but de décrypter le chantier de la construction de la Nation camerounaise.

Stopblablacam : « Forces de défense et peuple camerounais, en symbiose pour la sauvegarde de la paix et de l’unité nationale, socle d’un Cameroun fort et prospère .» C’est le thème de la 51e édition de la Fête nationale du Cameroun qui se célèbre ce 20 mai 2023. Avez-vous la conviction que la symbiose entre les forces de défense et le peuple camerounais est aujourd’hui la clé de la sauvegarde de la paix et de l’unité nationale du pays, comme semble le suggérer ce thème ?

Armand Leka Essomba : La thématique officielle constitue toujours non seulement une proclamation, mais aussi une projection qui a pour fonction de créer des effets de réalité, notamment dans le contexte qui est le nôtre. Ce contexte reste particulièrement marqué par cette expérience de fratricide qui se prolonge dans deux régions du Cameroun (Nord-Ouest et du Sud-Ouest, NDLR). La militarisation de la lutte politique avec des revendications séparatistes aura généré et aggravé des peurs, des divisions, des déplacements forcés et une insécurité généralisée. De ce point de vue, les forces de défense demeurent un outil important, mais pas le seul, pour créer un climat de sérénité, de sécurité et de convivialité, qui seul peut participer à consolider la paix sociale et la concorde intercommunautaire. Cette symbiose absolument souhaitée n’est toutefois pas encore complètement attestée. Elle reste à construire, à consolider pour cimenter la confiance réciproque.

SBBC : Au département de sociologie de l’université de Yaoundé I, vous avez récemment organisé un colloque national sur les discours haineux et les violences au Cameroun. Alors que le pays célèbre la 51e édition de la fête de l’Unité nationale, on peut en effet constater une montée des discours tribalistes. Par ailleurs, dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, l’armée est aux prises avec des compatriotes nourrissant un projet séparatiste. Selon vous, qu’est-ce que ces faits révèlent sur le chantier de construction de la Nation camerounaise ?

ALE : Ces faits sont révélateurs des contrastes et des discontinuités observables sur le paysage de construction d’une fraternité civique camerounaise. Du fait de nombreux facteurs, au rang desquels on peut évoquer la crise de l’État-providence, la crise des ressources économiques et des formes de redistribution qu’elles impliquent, les nonchalances institutionnelles et les paresses politiques, notamment dans l’implémentation du processus de décentralisation, pourtant constitutionnellement proclamé, les colères sociales ont fini par prendre la couleur des colères identitaires et ethno communautaires. Les fraternités ethniques ont repris leur revanche. Désormais, les discours de haine sur fond de tribalisation générale des rapports sociaux se sont accentués et se sont légitimés. Ce sont précisément toutes ces questions qui ont fait l’objet de l’important colloque organisé par le département de sociologie de l’université de Yaoundé I en partenariat avec l’organisation DEFYHATENOW, avec l’appui technique du Laboratoire camerounais d’études et de recherches sur les sociétés contemporaines.

SBBC : Pour certains, il y aurait comme une contradiction entre le maintien dans la Constitution des concepts comme autochtone et la volonté affichée de consolider l’unité nationale. Où vous situez-vous ?

ALE : Il y a une évocation dans notre Loi fondamentale de la notion de « populations autochtones » et de la protection des minorités. Ces notions n’ont pas encore fait l’objet d’un débat de fond. Cette ambiguïté juridique laisse cours à des usages perplexes, qui alimentent une rhétorique et des lexiques à connotation xénophobes. Les minorités sont d’abord et avant tout l’expression d’un rapport de force statistique, démographique, sociocommunautaire ou encore ethnolinguistique. Dans le contexte spécifique du Cameroun, il s’agit parfois de communautés spécifiques marquées par une faiblesse démographique ou encore inscrites dans une trajectoire socio-historique migrante. Les pygmées, Baka ou Bagyeli, les Mbororos pourraient être considérés de ce point de vue comme des minorités.

L’exubérance démographique réputée de certaines communautés les obligent à des processus de dispersion et d’installation, notamment dans des espaces urbains cosmopolites qui finissent par transformer des populations réputées autochtones en des minorités ethnoculturelles dans leur terroir de vie. Tout ceci alimente des tensions particulièrement vives. Il revient au législateur et aux politiques de bien clarifier ce complexe de situations, en faisant appel aux spécialistes des sciences sociales pour permettre de construire un environnement de convivialité nationale et intercommunautaire.

SBBC : Pour s’assurer que les Camerounais de toutes les origines participent à la gestion des affaires publiques, le Cameroun a mis en place le concept de l’équilibre régional. Quelle évaluation faites-vous de la mise en œuvre de cette politique publique ? Pensez-vous qu’elle soit toujours pertinente ?  

ALE : Il s’agit probablement là d’un atavisme institutionnel qui devra être profondément reformé. Il avait tout son sens politique et philosophique en tant qu’outil de discrimination positive dans la sélection des élites publiques, lorsqu’il s’agissait de fabriquer une représentation collective et nationale de l’État. Il a depuis longtemps perdu sa fonction d’outil de réparation des injustices communautaires dans l’accès à la gestion de l’État. Il fait aujourd’hui l’objet d’instrumentalisation et alimente des tensions qui ne sont pas qu’intercommunautaires, mais aussi intracommunautaires.

SBBC : Depuis les indépendances, le Cameroun n’a connu que deux présidents de la République : Ahmadou Ahidjo, originaire du Nord, et Paul Biya, natif du Sud. Dans un pays multiethnique, cela peut-il avoir constitué une entrave à la construction de la Nation camerounaise ?

ALE : Je ne vois pas très bien comment spéculer sur une telle hypothèse. La question ne saurait se poser en ces termes simplistes. Ce qui est évalué ce sont des orientations prises par les politiques publiques. Il n’y a pas de doute que les contextes ont changé et ces changements, notamment en termes de libéralisation socio-politique ont généré de nouvelles réalités, notamment en termes d’exigence de décentralisation et parfois d’ethno régionalisation des revendications économiques et sociales. Certes, il faut reconnaitre que l’exceptionnelle longévité publique du chef de l’État actuel (Paul Biya est au pouvoir depuis 1982, NDLR) à la tête du pays a fini par nourrir des formes sournoises d’impatiences et de revendications qui tendent à faire émerger un imaginaire qui pointe la circulation régionale ou ethno communautaire de la fonction suprême. Certains courants politiques et même intellectuels alimentent une telle perspective.

SBBC : À votre avis, un président de la République originaire du Nord-Ouest et du Sud-Ouest n’aurait-il pas permis de renforcer le sentiment d’appartenance des compatriotes issus de ces régions?

ALE : Je ne dispose pas d’outils crédibles pour donner une réponse argumentée à une telle question. Elle relève de la pure spéculation. Le Cameroun s’est construit sur des piliers institutionnels qui en font une République fonctionnant dans un régime présidentialiste en régime multipartiste. Il n’y a pas à présupposer qu’une communauté ethnique ou ethnorégionale, voire ethnolinguistique, disposerait en tant que telles de meilleures capacités qu’une autre pour appliquer de meilleurs politiques de justice sociale et d’équité. L’on a juste besoin que l’État du Cameroun soit détenu et dirigé dans son leadership le plus élevé et dans ses différents segments administratifs par une technocratie nationaliste et éclairée, habitée par le souci profond de l’intérêt général, et appliquant les politiques de justice sociale, quel que soit la région d’origine. Cette perspective peut mieux aider à avancer, même s’il reste des perceptions et des équilibres à parfaire.

SBBC : Dans l’espace public, des acteurs promeuvent des regroupements régionaux dans des perspectives de conquête du pouvoir. Une telle démarche ne fragilise-t-elle pas l’unité nationale ?

ALE : Dans la configuration ethnocommunautaire du Cameroun d’aujourd’hui, avec des centaines d’ethnies, une telle cause est tout simplement vaine. Aucune ethnie ne peut prétendre s’organiser pour conquérir le pouvoir d’État. Il existe certes des fantasmes communautaires qui inscrivent dans des agendas une telle perspective, mais elle reste vaine. Cette sorte d’irresponsabilité et de délinquance dans la projection que l’on se fait du Cameroun doit pouvoir être dépassée. Le Cameroun ne saurait se réduire à un agrégat juxtaposé d’ethnies qui se concurrencent.

SBBC : La question foncière est également présentée comme un défi pour le projet de construction de la Nation camerounaise. Selon vous, en quels termes se pose le problème ? Et comment le résoudre ?

ALE : La question foncière constitue en effet une poudrière inflammable. Les dynamiques migratoires, la métropolisation des grands espaces urbains, la monétarisation des ressources et transactions foncières, associées à la vulnérabilité extrême de certaines populations ont contribué à alimenter une voracité foncière particulière de nombreuses élites politiques et économiques. Cette voracité foncière exacerbe des processus de promiscuité, qui finissent par être perçus à partir du prisme d’une dépossession identitaire des terroirs. Si ce capitalisme sauvage dans l’accaparement des espaces fonciers n’est pas rapidement stoppé, les pauvres vont passer à l’acte et s’entretuer au nom des fictions identitaires peu vérifiables. Il appartient à l’État de prendre la bonne mesure de ce problème et d’accélérer les réformes qui s’imposent en tenant compte des complexités de nos anthropologies spécifiques en la matière.

SBBC : Plusieurs partis politiques soutiennent que le projet de construction de la Nation camerounaise ne peut résolument aboutir sans une révision de la forme actuelle de l’État. Ils proposent le fédéralisme communautaire (PCRN) ou le fédéralisme à plusieurs États (SDF). Qu’est-ce que vous pensez de ces offres ? 

ALE : Dans le contexte actuel marqué de pessimisme politique et de crise tardive de la constitution d’un peuple camerounais, sur fond d’inachèvement du processus de construction et de consolidation de l’unité nationale, toutes ces propositions politiques peuvent faire l’objet d’un débat républicain et serein. Je reste pour ma part particulièrement sceptique sur la pertinence d’un retour au modèle fédéral, quel que soit sa forme spécifique. La décentralisation projetée dans notre constitution, si elle était déjà appliquée avec responsabilité et perspicacité, ferait faire d’importantes avancées institutionnelles au pays et apaiserait durablement les intentions et projets de divorce qui sont fantasmés çà et là.

Interview réalisée par Aboudi Ottou et Michel Ange Nga

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Dernière modification le vendredi, 19 mai 2023 15:46

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